La Tentation d'exister by Emil Cioran

La Tentation d'exister by Emil Cioran

Auteur:Emil Cioran [Cioran, Emil]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Gallimard (1956) ch
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00


La manière d’un écrivain est conditionnée physiologiquement ; il possède un rythme à lui, pressant et irréductible. On ne conçoit pas un Saint-Simon changeant, par l’effet d’une métamorphose voulue, la structure de ses phrases, ni non plus se resserrant, pratiquant le laconisme. Tout en lui exigeait qu’il se répandît en phrases enchevêtrées, touffues, mobiles. Les impératifs de la syntaxe devaient le poursuivre comme une souffrance et une hantise. Son souffle, la cadence de sa respiration, son halètement lui imposaient ce mouvement fluide et ample qui force la solidité et la barrière des mots. Il y avait chez lui un côté orgue si différent de ces accents de flûte qui caractérisent le français. D’où ces périodes qui, redoutant le point, empiètent les unes sur les autres, multiplient les détours, répugnent à s’achever.

Tout à l’opposé, songez à La Bruyère, à sa façon de couper la phrase, de la restreindre, de l’arrêter, tout attentif à en délimiter les frontières : le point-virgule est son obsession ; il a la ponctuation dans l’âme. Ses opinions, ses sentiments mêmes sont posés. Il redoute de les solliciter, de les irriter ou exaspérer. Comme il a le souffle court, les linéaments de sa pensée sont nets ; il resterait plutôt en deçà qu’il n’irait au-delà de sa nature. En quoi il épouse le génie d’une langue spécialisée dans les soupirs de l’intellect, et pour laquelle ce qui n’est pas cérébral est suspect ou nul. Condamnée à la sécheresse par sa perfection même, impropre à assimiler et traduire l’Iliade et la Bible, Shakespeare et Don Quichotte, vidée de toute charge affective, et comme exempte de son origine, elle est fermée au primordial et au cosmique, à tout ce qui précède ou dépasse l’homme. Mais l’Iliade, la Bible, Shakespeare ou Don Quichotte participent d’une sorte d’omniscience naïve, qui se situe à la fois au-dessous et au-dessus du phénomène humain. Le sublime, l’horrible, le blasphème ou le cri, le français ne les aborde que pour les dénaturer par la rhétorique. Il n’est pas davantage adapté au délire ni à l’humour brut : Achille et Priam, David, Lear ou Don Quichotte étouffent sous les rigueurs d’une langue qui les fait paraître nigauds, pitoyables ou monstrueux. Quelque différents qu’ils soient, ils vivent encore – et c’est leur trait commun – au niveau de l’âme, laquelle, pour s’exprimer, exige une langue fidèle aux réflexes, reliée à l’instinct, non désincarnée.



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